Réceptions à Monsalut

 

 

par Jean-Marie Boy

 

A Monsalut, à part l’invitation dominicale de Cousin Pierre, rares étaient les réceptions à déjeuner et jamais à dîner d’ailleurs.

Depuis quelques temps, Jean-Louis et moi, quel honneur et quelle joie,  avions atteint l’âge de siéger à la table des grandes personnes et non plus à l’office, mêlés à la foule des petits.

Quelquefois nous avions même le droit exceptionnel, en se levant à demi, d’atteindre à bout de bras le bouton de sonnette qui pendait du lustre. On n’en entendait pas la sonnerie mais cela marchait à tous les coups provoquant l’ouverture de la porte et l’arrivée du majordome en gants blancs.  

Au moins une fois pendant les vacances, mes grands-parents invitaient à déjeuner le Chanoine Patry, curé de Gazinet, que nous appelions respectueusement "Monsieur le Curé" et non pas "Mon Père" comme cela devint usuel et casual après 68.

Il arrivait le dimanche après la messe, en tenue de travail, soutane et barrette, au volant de sa 2 CV Citroën.

Bien entendu, on s’était faits beaux, Jean Louis et moi, chemise repassée bien boutonnée, coiffés, les mains sagement placées sur la table de part et d’autre de la très belle assiette.

Nous attendions surtout le moment où mon grand-père William allait mettre à l’épreuve l’abbé Patry.

Il ne s’agissait pas de lui demander d’éclairer un point obscur de l’Evangile ou de la Bible, mais de tester ses connaissances œnologiques.

William approchait la carafe de dégustation, remplie d’un somptueux vin rouge.

A peine avait-il besoin de formuler sa demande que déjà l’abbé Patry se levait et sortait d’une poche dissimulée de sa soutane un pendule en or au bout d’une fine chaine d’or également.

Tandis que le pendule décrivait au-dessus de la carafe des cercles concentriques réguliers sans montrer de faiblesse, nous retenions notre souffle, comme toute l’assistance d’ailleurs.

Le verdict tombait : St Emilion 1945

De mon souvenir, jamais il n’arriva qu’il se trompât …

Et notre grand-père ravi présentait bien haut à l’assistance médusée la bouteille originale, vierge de la serviette qui en avait jusque-là masqué l’étiquette.

On aurait dit que c’était lui qui avait fait ce joli tour et il recueillait avec modestie les compliments, questionnements et applaudissements discrets (On était à table entre gens de bonne compagnie)

Une grande fièvre s’emparait de la maison lorsque l’invitation à déjeuner concernait Le Colonel et Madame Charles.

Jean-Louis et moi guettions avec impatience leur arrivée.

Dès que la limousine se profilait dans la longue allée bordée de chênes centenaires, nous envoyions un messager qui détalait prévenir nos grands-parents lesquels, sans attendre, passaient le relais au personnel de cuisine.

Marguerite, tôt levée, avait passé la matinée en aller-retour entre la cuisine, la salle à manger et le salon laissant sourdre une très discrète appréhension car tout devait être parfait, il y allait de son honneur.

William me paraissait très empressé mais j’étais rassuré car après tout il ne s’agissait que d’une rencontre entre compagnons de guerre et notre hôte était d’un grade un peu en dessous de général. Par contre à mots couverts, sous le sceau du secret, on nous avaient laissé entendre que les Charles avaient une très grande fortune.

Marguerite gérait une propriété de 150 hectares dédiée à la résine et roulait en 2 CV.

Les Charles possédaient, pas très loin dans les Landes, un beaucoup plus vaste domaine, s’étendant de la Route Nationale de Bayonne jusqu’à l’océan.

Le colonel y inspectait ses pins aussi en 2 CV mais assis à l’arrière et piloté par son chauffeur.

Pour venir à Monsalut, il utilisait sa rutilante Panhard Levassor panoramique.

 Bien sûr, ça n’arrivait pas à la hauteur d’une Delage ou d’une Salmson à boîte Cotal, mais ça avait plus de classe qu’une Citroën fût-elle une "15", une "Citron" dans notre vocabulaire.  

 Et puis, il y avait le chauffeur, non représenté ici, avec ses bottes et sa casquette qui polissait la carrosserie à la peau de chamois dès son déjeuner terminé, déjeuner pris à la cuisine avec le personnel.

Du repas,  très certainement délicieux, je ne garde pas grand souvenir mais du Colonel oui, car il marchait cassé en deux s’aidant d’une canne.

Une allure pas du tout conquérante qu’il retrouvait cependant une fois assis avec sa belle tête à la Lyautey enorgueillie d’une blanche moustache à pointes retroussées.

 J’imaginais que son infirmité était due à une blessure de guerre, une balle ou un éclat d’obus dans la colonne vertébrale, mais plus prosaïquement il ne s’agissait, parait-il, que d’une arthrose ayant soudé ses vertèbres.

Ah oui bien sûr, l’apéritif se faisait au Mas Amiel dans les superbes verres en cristal monogrammés sortis pour l’occasion de la grande armoire vitrée de la salle à manger.

Ah ? Le Mas Amiel ? Charlot Dupuy ? Ça ne vous dit rien ? Tiens, en voilà encore un qui aimait les belles voitures : La première fois que je l’ai vu c’était à Monsalut et il pilotait une Austin Healey découverte et la dernière fois, un coupé Mercedes décapotable ( il avait plus de 80 ans)

Encore une histoire de famille.  Il faudra qu’on en parle plus longuement une autre fois.

Et donc, un beau jour, voilà une délégation de Monsalut débarquant en grand arroi chez le Colonel et Mme Charles.

Nous, les cousins, propres et bien mis, arrivions un peu empruntés, discrètement impressionnés par le cadre et l’aréopage, tournant dans notre tête la longue liste de recommandations que nous avions dû recevoir.

La table était magnifique et la Colonelle d’une grande gentillesse vis-à-vis de ces jeunes qui se barbaient à table.

Elle nous mis si bien à l’aise que lorsqu’apparut en entrée un plateau d’argent garni de foie gras fait maison, un des cousins, Benoît je crois, sortit, faisant preuve d’une amabilité débordante :

  • "Eh bien, mon capitaine, il est fameux votre pâté de campagne …"

J’espère au moins qu’il n’avait-il pas la bouche pleine ni le couteau et la fourchette plantées à la verticale comme des bougies.

Le temps s’arrêta entre Marguerite notre grand-mère pétrifiée, le colonel dégradé et le divin foie gras ramené au rang de pâté Henaff.

Jean-Louis et moi étouffions à grand peine derrière notre serviette de table un fou rire inextinguible.

Je ne me rappelle pas comment cette gaffe a été rattrapée dans le lourd silence qui suivit...

A vrai dire, je sais depuis peu de temps, grâce à mon gendre Jérôme, que le foie gras ne se mange qu’à la fourchette et jamais ne sert le couteau….

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